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22 décembre 2009, 2h45,
quelque part dans la proche banlieue bordelaise

 
 
 
Derrière la baie vitrée de sa véranda, André Géry contemplait l’absurdité hivernale qui figeait la végétation dans un engourdissement douloureux. Le contraste des températures ourlait la croisée extérieure d’une fine parure de dentelle givrée, plongeant le jardinet poudré de frimas dans une froide luminosité qu’accentuait l’éclairage hésitant du réverbère de la rue.
Un frisson erratique traversa son corps.
Rivé à son fauteuil, il entretenait sa dépression emmitouflé dans le confort ouaté de son foyer. Une aisance qu’il goûtait désormais par obligation.
Comment oublier cette terrible nuit du 6 au 7 février 2008 ?
Quand la sonnerie du téléphone d’astreinte déchira le voile de la nuit, le tirant d’un sommeil syncopé, il était à mille lieues de se douter qu’il avait rendez-vous avec son destin.
Employé des Autoroutes du Sud de la France dans la région bordelaise, il devait la vie à un usager, jeune pompier volontaire, en panne sur la bande d’arrêt d’urgence de l’A 62, entre le péage de Saint Selve et la bretelle de sortie de La Brède. Un poids lourd, au volant duquel s’était assoupi le chauffeur, avait percuté la flèche lumineuse de rabattement, propulsant le fourgon de protection contre les agents. N’ayant pressenti le drame qu’en entendant l’effroyable choc, il n’avait pas eu le temps d’esquiver la masse d’acier déchiquetée projetée sur lui.
Pourtant, à 54 ans, l'estropié qu’il était devenu s’estimait heureux d’être toujours en vie, d’avoir une famille présente et attentionnée, des amis au plus proche de lui. Ils l’avaient accompagné et soutenu tout au long de cette rude épreuve, avec un dévouement exemplaire.
Un an d’hôpital, dix huit opérations, deux greffes de peau et huit mois de rééducation dans un centre spécialisé ne lui avaient pas rendu l’usage de ses membres inférieurs. Résigné et déprimé, il gardait, malgré le désespoir et la solitude que causait la souffrance physique, un sentiment de fierté. Fierté d’avoir tenu le coup. Satisfaction d’avoir eu la force nécessaire, l’envie et la volonté de s’en sortir. Surtout pour les siens.
Lui de toute façon, sans ses jambes…
Ses priorités étaient autres maintenant.
Il avait une vision tout à fait différente de la vie et se demandait si cette sagesse qui l’envahissait graduellement depuis l’accident n’était accessible qu’à ceux qui expérimentaient une proche intimité avec la mort.
Sa mobilité réduite ne lui permettait plus de grands déplacements, à cause de la fatigue et de la dépendance que cela occasionnait. Il devait se rendre à l’évidence : il n’était plus qu’un de ces lamentables mutilés de la vie. Un infirme s’apitoyant sur son sort et qui, malgré les efforts, n’arrivait pas à se dépatouiller de ce mauvais rêve.
Plus que tout, c’était le regard des autres qu’il redoutait.
Mais la véritable cause de son insomnie était d’une autre nature.
Patricia, son épouse, pour le sortir de sa léthargie aseptisée, avait organisé, avec la complicité bienveillante du chirurgien, une visite de routine à Pellegrin, centre névralgique hospitalier de Bordeaux. Aidée de « Riton », ancien coéquipier de travail d’André, elle avait saisi ce prétexte pour faire un crochet en ville, histoire d’effectuer les derniers achats de Noël. N’ayant pas affronté la foule depuis le drame, c’était pour André une redécouverte mêlée d’angoisse et d’appréhension.
Cet après-midi du 21 décembre avait débuté comme un jour de fête pour lui. Une petite avance, un cadeau avant l’heure. Il ne pouvait pas rester continuellement enfermé !
Il attendait, il désirait cette confrontation.
Il fallait se lancer et aller au-devant même de ceux dont il craignait tant le regard pathétique. Passé ce cap, peut-être pourrait-il enfin contempler son corps martyrisé sans trop de dégoût.
Ils avaient dû se résoudre à délaisser la rue Porte Dijeaux trop encombrée, et débouchèrent sur l’esplanade Saint Christoly par l’étroite rue du Temple. Quelques arbres faméliques aux frondaisons dénudées, où s’enchevêtraient des guirlandes d’ampoules multicolores, leur souhaitèrent la bienvenue. La placette s’étalait dans son habit de lumières festives, donnant à la fade devanture du centre commercial des airs de caverne d’Ali Baba. La vue du SDF, affalé dans un coin retiré, l’avait finalement persuadé qu’il n’était pas le plus à plaindre. Il le considéra, détaillant avec précision son accoutrement vestimentaire : une gabardine crasseuse et mal ajustée, genre Colombo, dont des poings rageurs avaient déformé les poches, un vieux chandail col roulé, bleu marine, bouffé aux mites, révélant par-ci, par-là, des lambeaux de chair tuméfiée, un pantalon kaki qui godaillait sur une paire de mocassins baillant aux corneilles. Rien de reluisant.
Cette présence dans ce lieu mettait en défaut le rituel bien ordonné des fêtes, comme un pavé jeté avec force dans la mare des traditions.
Elle choquait André.
Choquer, n’était peut-être pas le verbe qui convenait à la situation.
Il était courant de nos jours de croiser dans les rues des grandes villes cette humanité oubliée, rejetée par ses semblables.
Il y avait toujours eu des miséreux dans les rues, certes.
Mais ils avaient été discrets, presque honteux d’entendre tintinnabuler leur misère au fond d’une sébile cabossée.
Il fallait croire que l’époque actuelle facilitait ce genre de vocation.
Une question lui traversa l’esprit.
En émettant le souhait de remarcher un jour, échangerait-il sa vie contre celle de ce pitoyable hère ?
En serait-il plus heureux ?
Il n’était pas convaincu d’avoir le courage d’accepter cette galère, loin de tout, loin de tous.
Le fait d’avoir une famille, des amis, de bénéficier d’un certain confort, bien que cela soit une normalité acquise pour une grande majorité des hommes, en regardant celui-ci, transi de froid, tenaillé par la faim, recroquevillé près de quelques cartons qui allaient lui servir d’abri la nuit prochaine, il était révolté et profondément ému.
Il se sentait mal à l’aise, encore privilégié par la vie qui venait de lui rappeler avec rudesse que le bonheur d’un homme tenait à peu de chose, très peu de chose !
Il ne pouvait réfréner un sentiment de honte et de culpabilité à la vue de toute cette lumière, de tous ces gens se bousculant avec un plaisir enfantin comme s’il s’agissait d’un jeu stupide.
Cette multitude encombrée de paquets chamarrés, courant boutiques à la recherche du cadeau original ou d’une toilette de réveillon, lui fut insupportable. Devant ce contraste sociétal, la joie de cette populace se protégeant derrière de chaudes pelisses du frimas glacial qui tombait lentement sur la petite place illuminée, et tout cet argent qui circulait, coulait et changeait de main avec insouciance et légèreté malgré la crise, devenaient tout à coup, à ses yeux, une offense à la dignité humaine.
- Arrête ! Arrête ! dit-il à son ancien équipier qui le poussait.
- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda sa femme inquiète.
- Cet homme ! Recule ! Recule ! Je veux parler à ce malheureux, insista t-il en désignant le vagabond.
- Mais... c’est un clodo, une pauvre merde, laisse tomber !
- Ferme-la Riton ! lui répondit-il avec exaspération. Comment peux-tu dire ça de ce pauvre bougre ? Comment peux-tu juger un homme que tu ne connais pas, sur sa simple apparence ? Sais-tu ce qu’il a enduré pour se retrouver là, ce soir ?
- Excuse-moi, te fâche pas, je voulais pas...
- Tu voulais pas, tu voulais pas, mais tu l’as quand même dis. Tais-toi, il vaut mieux ! Ne me gâche pas la journée avec tes préjugés ridicules ! Recule maintenant ou laisse-moi faire !
- Recule, lui enjoignit doucement Patricia.
Vexé par la réprimande, Riton s’exécuta de mauvaise grâce. Il dut manœuvrer à plusieurs reprises pour mettre le fauteuil roulant en ligne et se retrouver devant le SDF. André sortit son portefeuille de la sacoche qu’il portait en bandoulière.
Il en tira un billet de cinquante euros et le tendit à l’inconnu. Habitué à l’indifférence générale, celui-ci semblait ne pas vouloir les apercevoir.
- Tenez monsieur ! C’est pour vous.
L’homme, marmonnant des paroles incohérentes sous une épaisse barbe poivre et sel, ne l’entendait pas.
- Monsieur ! Tenez, c’est pour vous, dit André en lui touchant le bras.
Il regretta immédiatement son geste, comme s’il avait franchi une limite, comme s’il violait une propriété privée, le droit à la liberté d’autrui. 
L’autre réagit à peine à cette main tendue.
Sans lever la tête, comme s’il voulait éviter les regards posés sur lui, il dit d’une voix ferme mais polie :
- Que me voulez-vous ?
- Tenez monsieur. C’est pour vous, répéta André décontenancé par l’assurance et la sonorité de ce timbre clair qu’il s’attendait à trouver faible et hésitant.
L’homme tourna un peu la tête, sans se presser, et l’observa avec une audace frisant la provocation. Les profondes rides de son visage reflétaient l’histoire d’une vie mouvementée. Deux yeux tirés vers le bas par de pesants bagages confirmaient cette impression.
André fut surpris par ce regard flapi où l’éclat d’une énigmatique splendeur persistait.
Il supposa en premier lieu que le SDF était souffrant, que la fatigue et le froid, la fièvre qui le rongeait, donnaient cette lueur étrange à son regard.
- Je vous remercie monsieur, mais je ne demande pas la charité, dit-il avec une voix sûre et agréable, en totale contradiction avec son délabrement physique.
Il s’exprimait avec un débit lent, articulant chaque mot, n’hésitant pas à hausser le ton pour couvrir le brouhaha environnant.
Étonné par la réplique, mais aussi par la fermeté de la décision qui perçait derrière l’intonation, André, touché par cette leçon qu’il recevait en pleine figure, sentit dans sa méprise à quel point il connaissait mal le monde qui l’entourait. Malgré les épreuves encourues, ce n’étaient pas les affres de la maladie qu’il avait perçues dans ce regard fiévreux mais de la fierté.
Non ! Il se trompait encore une fois. Ce n’était pas de la fierté, loin de là. L’homme n’en avait certainement plus les moyens.
Non ! Pas de la fierté, simplement de la dignité. De la dignité contenue et discrète, de la dignité de pauvre. Dans son dénuement misérable, dans cette affliction cachée qui ravageait son visage décati, émacié par les privations, ce rebut d’homme, ce clochard, cette merde à la Riton, venait de lui donner une belle leçon de dignité.
Pour qu’il n’y ait pas de nouvelle erreur possible, le SDF répéta lentement de sa voix grave :
- Je vous remercie monsieur mais je n’ai besoin de rien.
- Vous êtes sûr, insista André ? N’avez-vous pas faim ? Et ce froid ? Votre gabardine est déchirée, vous êtes quasiment pieds nus. Vous ne pouvez pas rester là cette nuit, c’est insensé ! Vous voulez mourir de froid, ici, dans un coin, seul comme un chien ?
L’homme dévisagea André sans aucune animosité, sans aucune agressivité, seulement surpris par cette sollicitude dont il faisait l’objet.
- Les chiens ne meurent plus seuls, monsieur, lui répondit-il. Vous aurez certainement du mal à le croire mais j’ai connu bien des personnes qui préféraient les chiens aux humains. Dans notre monde actuel, il vaut mieux être un animal pour être aimé, manger à sa faim et avoir de la compagnie.
André se reprocha ses paroles.
Décidément, l’homme avait une répartie naturelle qui faisait mouche à chaque fois et pointait du doigt ses lacunes en psychologie humaine... et animale.
Troublée, Patricia posa une main sur l’épaule de son mari, lui signifiant qu’il vaudrait peut-être mieux laisser cet homme en paix.
Riton, vaguement intéressé, suivait distraitement la foule d’un œil bovin.
- Quant à la mort, poursuivit le clochard, elle n’est que la fin d’une histoire, peut-être le début d’une autre. C’est une page qui se tourne, une porte qui se referme fatalement sur nous, simples mortels. Elle ne me fait pas peur. La seule certitude que nous ayons en venant au monde est que nous allons mourir un jour ou l’autre. Nous sommes tous égaux devant la mort. C’est la seule réalité. Il n’y a pas de passe-droit, personne n’y échappera. Vous aussi vous mourrez un jour, ce n’est qu’une question de temps. La mort fait partie de la condition humaine. Etre un homme à part entière c’est aussi accepter de mourir et l’assumer jusqu’au bout. Le but de la vie n’est-il pas de mourir ?
- Mais ne croyez-vous en rien pour parler et vous laisser aller de la sorte ? demanda Patricia, affectée par la tournure que prenait la conversation.
- C’est de Dieu dont vous parlez, madame ? Dieu est le simple fruit de l’imagination des hommes et moi je manque totalement de ce genre de fantaisie de l’esprit pour m’en accommoder.
- Êtes-vous athée ?, continua-t-elle.
- Disons que je ne crois pas en grand-chose, répondit-il avec un petit sourire presque invisible au coin des lèvres. Pour être franc, je dirais que je ne crois plus en rien, mais... croire en rien, n’est-ce pas aussi une façon de croire, madame ? Pourquoi faut-il toujours faire référence à un dieu pour justifier un engagement auprès des hommes ? Un certain penseur disait que le plus inquiétant problème philosophique de notre temps, madame, n’est pas d’ordre religieux. Il professait à qui voulait l’entendre, que le langage est un instrument trop imparfait pour exprimer la vérité. Il avait raison. Il faut chercher ailleurs, peut-être en nous. Ici, fit-il en plaçant le bout de son index contre son cœur. Alors croire ou ne pas croire, est-ce vraiment essentiel, madame ?
La curiosité et la faconde de l’inconnu l’encourageant, Patricia s’enhardit.       
- Vous allez dire que cela ne me regarde pas, mais comment peut-on en arriver à tout abandonner pour vivre dans la rue ?
L’homme l’observa un court instant, juste assez pour remarquer la couleur de ses yeux. Il n’y avait pas prêté attention jusque là. Elle avait des yeux verts, un beau vert à l’éclat émeraude. Il détourna les siens, les laissant glisser sur le pavé humide de l’esplanade commerciale, honteux d’avoir osé entrevoir, ne serait-ce qu’un fugace instant, ce regard clair qui lui en rappelait tellement un autre.
- C’est un choix, un simple choix madame, annonça-t-il sans la regarder. Il y a le choix de faire ou de ne pas faire, de dire ou de se taire. Il y a des mots qui fâchent et qu’il vaut mieux taire, des mots pour séduire qu’il faut dire. Il y a des mots pour aimer, d’autres pour haïr. Nos comportements et nos actes peuvent modifier le cours d’une existence ou d’un évènement. Ils m’ont mené ici.
Son regard s’attacha à celui de Patricia.
- La vie est comme on la fait. Tout peut être interprété à la lumière de nos choix, même ce qui paraît inconcevable au premier abord. Chacun de nous tient dans le creux de ses mains la possibilité d’accomplir et de s’accomplir, de laisser une empreinte, fût-elle périssable, sublime ou sanglante, de son passage sur cette terre. Vous, vous avez suivi un chemin tracé d’avance, mari, gosses, maison, boulot, dodo, la sécurité. Le train-train quotidien, quoi ! Moi, j’ai misé sur l’incertitude, l’aventure, le danger, l’illusion du pouvoir. Je l’ai voulu ainsi. Ma vie, madame, telle que vous la découvrez, est une question de choix... uniquement de choix.
Patricia se tut, troublée par l’éloquente sagacité de cet homme usé, si insignifiant aux yeux du commun, des gens qui passaient sans lui prêter le moindre intérêt, comme s’il était invisible, comme s’il n’existait pas, comme eux-mêmes l’avaient fait quelques instants auparavant.
Les arguments lui manquaient.
Elle croyait trouver un être brisé, sans repères, emporté par le tourbillon tumultueux de la vie, mais sûrement pas un maître paré de hardes malodorantes dont la richesse et la justesse du verbe pouvaient l’envoûter à ce point.
Elle observait son mari en silence, consciente de ne rien pouvoir apporter de plus à cet original, sinon un peu de chaleur humaine.
Ni elle ni André n’étaient à la hauteur, et Riton naviguait à des milliers d’années lumières de là.
Qui sur cette place, dans cette foule égoïste qui roulait impétueusement, était à la hauteur ?
Ils étaient là, cois et bêtes, abrutis par les mots, enivrés par les citations et les sentences, fascinés par la lucidité de ce traîne-misère.
Elle eut honte.
Elle eut honte de son impuissance, face à cet homme seul et déterminé.
- Qui êtes-vous monsieur ? Pouvons-nous vous aider de quelque manière que ce soit ?, s’enquit-elle.
- Je suis...
L’homme se mordit les lèvres de peur de se laisser aller à des confidences qui peut-être le soulageraient. Il se reprit promptement.
- …Personne...je ne suis personne, madame. Je ne suis qu’un souffle, un mirage qui s’effacera de vos mémoires dans quelques minutes, quelques heures, quelques jours au plus. Vous m’oublierez...
Il porta son index à ses lèvres, signifiant par ce signe son désir de clore la conversation.
L’homme était résigné.
- Croyez-moi, c’est très aimable de votre part mais je vous répète que je n’ai besoin de rien, sinon qu’on me laisse tranquille. Ne vous inquiétez pas pour moi, j’ai l’habitude de la froidure et du reste. Partez sans crainte et merci de m’avoir considéré comme un être humain.
Interloqué, le petit groupe s’éloigna.
André se retourna plusieurs fois, n’arrivant pas à soustraire son regard de l’homme qui s’était replongé dans son monde de solitude.
- Putain ! fit Riton. C’est quoi ce clod... ce mec ? Vous avez vu ? Je ne sais pas à qui nous avons eu affaire mais il m’a impressionné ! En tous cas il a l’air de savoir causer, le vieux. J’en reviens pas.
- Il n’a pas l’air si vieux que cela. Je pense que c’est un homme qui a beaucoup souffert et qui continue de souffrir, répondit Patricia. On ne peut pas le laisser dehors par ce temps, ce n’est pas possible André. Appelons au moins la police. Elle saura que faire. Ici tout le monde est indifférent du sort des autres. Ne les imitons pas. Faisons quelque chose.
- Tu as raison rétorqua-t-il en cherchant son portable. Allons faire quelques courses en attendant qu’elle arrive.
Le marginal radotait toujours mais ne perdait pas de vue ses interlocuteurs qui s’éloignaient. Il vit André se retourner à plusieurs reprises et jeter quelques vagues regards dans sa direction. Finalement ils disparurent dans une boutique, aspirés par les lumières et la chaleur. La foule s’engouffra derrière eux, happée par l’envie de la camelote, l’odeur des denrées, la somptuosité des marchandises qui débordaient des étals ployant sous la charge.
Dans leur dos, devinant une sourde machination, le vagabond se leva péniblement. L’oisiveté l’avait ankylosé. Il était temps qu’il se dérouille un peu les jambes. Il ignora la foule dense, se désintéressa du manège de la vie, et se concentra sur le chemin qu’il allait prendre.
Des paroles d’avant revenaient à son esprit : « Ce n’est pas le but qui compte, c’est le chemin ».
Il était un peu saoul et tituba en cherchant son équilibre.
Avec ce froid, il avait une méthode efficace pour se réchauffer et revigorer sa carcasse voûtée : il forçait sur l’antigel.
Et merde ! Il n’avait de comptes à rendre à personne. Il était libre.
Putain ! Ça il pouvait le dire. Il l’avait payée assez cher sa liberté pour en jouir et en abuser à sa convenance.
D’un pas hésitant, il présenta sa face de figure de proue à la meurtrissure hivernale, cherchant un appui pour s’élancer dans la cohue. Dès qu’il se sentit stable et d’aplomb, il la pénétra avec une lenteur élégante et calculée, avec une assurance retrouvée. La multitude avait toujours eu pour effet de le dégriser.
Il ne la craignait pas.
Comme par enchantement, le flot de chair et de sang, bouillonnant, écumant et turbulent se disloqua, se scinda, et s’écarta quand d’un pied décidé il s’engagea dans la marée humaine. Saisie, scandalisée par cette déplaisante présence, celle-ci se figea sur son passage et s’immobilisa dans un silence outragé.
Dès qu’il s’éloigna des regards cauteleux, la mer inerte se ranima, retrouva sa fougue, rapidement soulagée de voir s’évanouir cette silhouette embarrassante qui malmenait son civisme étriqué. Elle se referma après lui, reprenant sa place, impétueuse, grouillante, bruyante... médisante et intolérante.
 
La voiture de la police municipale se gara dans une rue adjacente pour éviter de rameuter la foule toujours friande de scandale ou d’inédit. Trois agents, deux hommes et une femme, jeunes tous les trois, s’avancèrent d’un pas débonnaire vers l’endroit indiqué par André. Leur nonchalance apparente masquait l’habitude des situations scabreuses. De retour depuis un moment, le groupe d’amis les accueillit avec une certaine agitation.
- Il a disparu, dit Patricia inquiète.
- C’est incroyable ! continua André, tournant la tête de tous les côtés, à s’en déboîter les cervicales. Il est parti. Il était encore là il y a un quart d’heure à peine.
- C’est souvent comme ça, répondit un des policiers. Ils disent qu’ils sont mieux dehors. Ils ont peur d’aller dans les refuges, préférant souffrir dans leur liberté.
- Il va sans doute revenir, regardez, dit Patricia, il a laissé quelque chose sous les cartons.
Les deux policiers écartèrent un tas d’emballages qui cachait maladroitement une poche en plastique. Á l’intérieur ils découvrirent quelques vieilles revues, un livre, un agenda écorné et quelques stylos rongés aux extrémités.
Celui qui paraissait être le plus jeune, feuilleta l’agenda.
- On dirait un journal.
- Nous allons laisser tout cela en place. Il va certainement revenir plus tard. Il a dû se méfier de votre réaction. Nous allons patrouiller dans les environs. Peut-être pourrons-nous mettre la main sur lui, renchérit l’autre sans grande conviction.
- Ne vous inquiétez pas. Merci de nous avoir avertis, dit la jeune fonctionnaire qui avait gardé le silence jusque là.
- Nous lui avons acheté quelques provisions et une couverture, ajouta Patricia en montrant les emplettes.
- Donnez, reprit la jeune femme, nous allons les poser là et les dissimuler un peu derrière les cartons. Avec un peu de chance, il trouvera ce réconfort inattendu à son retour. Partez tranquilles, nous avons vos coordonnées.
Les flics avaient tourné au coin de la rue Poquelin-Molière quand Riton sembla retrouver ses esprits.
- De toute façon ils en ont rien à foutre de votre clodo, les keufs. Je vous parie qu’au lieu de se geler les couilles à le pister, ils vont vite rentrer au chaud se gaver de café.
 
3 heures du matin.
André ne dormait toujours pas. Il avisa la petite station météo posée sur le marbre beige du bahut de la salle à manger. Outre l’ambiance intérieure et autres informations météorologiques de premières nécessités, elle affichait la température extérieure.
Moins onze !
Il ne pouvait s’empêcher d’avoir une pensée pour tout ce peuple sans foyer, sans aucun abri pour se prémunir de cette vague de froid exceptionnelle qui s’abattait sur la région bordelaise et que les bulletins d’alerte météo annonçaient sur toutes les chaînes de télévision depuis la veille.
Son SDF le tourmentait encore. Pourquoi celui-ci avait-il capté son attention plus que les autres ? Sans doute sa question resterait-elle toujours sans réponse.
Á quelques kilomètres de là, malgré l’heure tardive et le froid, un rassemblement de marginaux animait encore la petite place. L’écho de leurs ébats arrivait par intermittence jusqu’à l’homme qui s’était recouvert de la couverture offerte l’après-midi même par un couple.
Il avait négligé la nourriture.
La conversation avait fait ressurgir des miasmes d’un passé qu’il tentait désespérément d’effacer. Il avait l’estomac noué, contracté et ne pouvait rien avaler.
 Ce soir il avait décidé de ne pas se joindre à ses compagnons de beuverie. Il était un peu plus fatigué que d’habitude et avait décidé de rester allongé malgré le froid qui sévissait.
Il écoutait.
Il laissa venir à lui les échos des voix avinées et surexcitées que des rires phtisiques et gras entrecoupaient. Elles avaient du mal à pénétrer le dense rideau de brume qui avait pris possession de l’esplanade et arrivaient à lui métamorphosées en un galimatias inaudible. Un des clochards tapa avec un morceau de bois sur un des bancs qui jalonnaient le lieu public.
Une bourrasque de vent glacé balaya le pavé et gifla son visage au teint brouillé. Il remonta un peu plus la couverture sur son nez engourdi et se laissa emporter par les souvenirs qui remontaient à la surface…


 
chapitre 2........                         



 

 
   
 
 



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